15 septembre 2006

Nature "humaine"..............Ecrits d'artistes Robert SMITHSON

Où il est question de parcs...

ROBERT SMITHSON (1938-1973) " L'EMPRISONNEMENT CULTUREL"

En 1972, Robert Smithson était devenu la figure de proue du Land Art, dont l'un des propos essentiels était de sortir l'oeuvre des limites de la galerie pour la placer directement en relation critique avec le monde moderne. Par cette démarche, il cherchait à remettre en question les paramètres artistiques et à saper le statut de produit de consommation que prenait de plus en plus l'art moderne. D'abord publié en allemand dans le catalogue de la Documenta 5 de Cassel, en 1972, section 17, p. 72, ce texte a été ensuite publié à New York, en anglais, dans le numéro d'octobre 1972 d'Artforum, puis reproduit dans The Writings of Robert Smithson, édité par Nancy Holt, New York, 1979, pp. 132-133, dont ce passage est extrait, traduit par Annick Baudoin.

Il y a emprisonnement culturel quand un conservateur, au lieu de laisser l'artiste établir lui-même les limites de son oeuvre, impose les siennes. On attend des artistes qu'ils s'adaptent à des catégories frauduleuses. Certains d'entre eux ont l'impression de dominer le système mais ce sont eux qui sont dominés. Ils finissent donc par sou­tenir une prison culturelle qui les assujettit. Eux-mêmes ne sont pas enfermés évi­demment, mais leur production l'est. Il y a dans les musées, comme dans les asiles et les prisons, des cellules et des quartiers, en d'autres termes, des salles neutres nom­mées « galeries ». Une fois placée en un tel lieu, l'oeuvre perd sa fonction pour ne plus être qu'un simple objet transportable ou une surface déconnectés du monde extérieur. Une pièce éclairée vide et blanche est en elle-même un espace soumis à la neutralité. Les oeuvres semblent y subir une sorte de convalescence esthétique. On les y regarde comme autant d'invalides inanimés attendant le verdict du critique qui les prononcera curables ou non. La fonction du gardien-conservateur est de séparer l'art du reste de la société. Le stade suivant est celui de l'intégration. Une fois l'oeuvre complètement neutralisée, rendue inefficace, abstraite, inoffensive, elle est prête à être consommée par la société. Tout est réduit à l'état de fourrage visuel et de marchandise transportable. Seules sont autorisées les innovations qui sou­tiennent ce genre d'emprisonnement.

Ces idées obscures que sont les « concepts » sont coupés du monde physique A force d'être expliqué et justifié, l'art devient une métaphysique hermétique et imhé­cile. Au lieu de s'enfermer dans une idée forgée par un individu isolé, le langage devrait s'articuler dans le monde physique. Et, au lieu de se résumer à un événe­ment unique, être en constante évolution. Les expositions qui ont un commence­ment et une fin sont inutilement limitées à des modes de représentation abstraits ou réalistes. Un visage ou des carroyages sur une toile restent du domaine de l'art de la représentation. Ce n'est pas en le réduisant à l'écriture qu'on le rapproche du monde physique. L'écriture devrait transformer les idées en matière et non pas l'inverse. L'art en gestation devrait être dialectique et non pas métaphysique.

Je parle d'une dialectique qui se joue en dehors du domaine de l'emprisonne­ment culturel. Les oeuvres d'art mettant en scène une démarche artistique confinée aux limites métaphysiques d'une salle neutre ne m'intéressent pas non plus. Ce genre d'études du comportement n'apporte aucune liberté. Pourquoi l'artistee veut-il se prendre pour un rat de B. F. Skinner accomplissant ses petits tours compliqués Un travail de création enfermé n'est plus de la création. Plutôt que de créer l'illu­sion de liberté, mieux vaudrait révéler l'emprisonnement.

Je suis pour un art qui prenne directement en compte les éléments dans leur existence et leur action quotidiennes et en dehors de leur rôle de représentation. Les parcs qui entourent certains musées isolent les oeuvres qui se trouvent de ce fait réduites à de simples objets de délectation formelle. Disposées dans un parc, elles suggèrent une immobilité statique plutôt qu'un mouvement dialectique. Les parcs sont des paysages achevés pour un art achevé. Un parc transmet les valeurs de l'achevé, de l'absolu et du sacré. La dialectique n'a rien à voir avec tout ça. Je parle d'une dialectique de la nature en interaction avec les contradictions physiques inhérentes à ses forces propres, comme celles du soleil ou de l'orage. Les parcs sont une idéalisation de la nature, alors que celle-ci ne peut se prêter à l'idéalisation. Elle ne se développe pas en ligne droite mais dans tous les sens. Elle n'est jamais terminée. Une oeuvre achevée du XXe siècle placée dans un jardin du XVIIIe sera absorbée par la représentation idéale du passé, ce qui renforcera des valeurs politiques et sociales qui ne sont plus actuelles. Très souvent, les parcs et jardins sont des reproductions du paradis perdu de l'Éden et non pas des sites dialectiques contemporains. Ils sont d'origine picturale - des paysages où les matériaux naturels jouent le rôle de la peinture. Même les paysages idéalisés autour de nos parcs nationaux traduisit une nostalgie du bonheur céleste et de la paix éternelle.

En dehors du jardin idéalisé et de ses équivalents contemporains comme les grands parcs urbains ou nationaux, il existe des régions qui évoquent plutot l'enfer - tas de scories, bandes minières ou fleuves pollués. Toujours encline à l'idéalisation pure et abstraite, la société ne sait que faire de ces endroits. Qui aurait envie de passer ses vacances sur un tas d'ordures ? Notre éthique du paysage, surtout en ce domaine à crédit appelé « monde artistique », est obscurcie par les nuages de l'abstraction et du concept.

Certaines expositions artistiques ne seraient-elles rien d'autre que des entrepôts de ferraille métaphysique ? Des catégories en état de putréfaction ? Des sottises intellectuelles ? Seraient-elles des manifestations régulières de désolation visuelle ? Faute d'imagination, les conservateurs-gardiens s'accrochent encore à la destruction des principes et des structures métaphysiques. Les ruines de l'ontologie, de la cosmologie et de l'épistémologie constituent encore du terreau pour l'art. Aussi démodée et déchue soit-elle, la métaphysique continue de proposer un ensemble de principes sûrs et de raisons valables pour la création artistique. Les parcs et les musées sont les tombes à l'air libre des souvenirs congelés du passé agissant comme une fausse réalité. Cet état engendre une grande angoisse parmi les artistes - qu'ils luttent et se battent pour les idéaux dévastés de situations perdues ou qu'ils les défient.

Chales Harrison et Paul Wood - Art en théorie 1900-1990 (anthologie)